L’Œil du Cyclope

Ça fait un an aujourd’hui. Je m’en souviens comme si c’était hier. C’était une de ces journées poisseuses d’été, quand les brumes matinales se mêlent à la sueur des filles de joie et aux fumées des crématoires. La journée s’annonçait routinière, presque paisible. Quelques heures à travailler à la manufacture, repas, quelques heures au Centre de Dépollution, métropolitain, repas, sexe, repos. Un programme que je suivais consciencieusement depuis maintenant deux ans. Depuis ma fuite de Lyon. Un programme qui allait se trouver définitivement bouleversé.

Ce soir là, je rejoignais bon an, mal an la petite gargote où j’avais mes habitudes, passant devant un groupe d’enfants des rues et quelques clochards. Un petit bruit attira mon regard. C’était de ces bruits qu’on avait perdu l’habitude de les entendre. Le léger vrombissement d’une automobile au bout de la rue. Elle s’approchait, beau vestige d’avant-Crise, objet insolite du passé au lion dressé, prêt à bondir, lentement, serpentant entre les ornières et les nids-de-poule, sous l’œil curieux des zonards. Elle en était presque belle, de cette beauté nostalgique de nos souvenirs d’enfance. Fine et racée ; étrange ; choquante. C’est une femme qui en était sortie. Une femme comme on n’en voyait plus… Comme on n’en faisait plus. Elle avait la peau lisse et rose comme une fleur en bouton, de grands yeux verts bordés de quelques mèches folâtres d’un brun soyeux, et les mains fines de qui n’a jamais eu à travailler. Elle était propre. C’est elle qui m’adressa la parole. Moi, je restais là, bouche-bée, fasciné par ce mirage.

Rapidement, je m’étais essuyé les mains sur l’arrière de ma culotte, repeigné les cheveux avec les doigts, et j’avais épousseté ma veste. J’en avais presque honte, de la poussière qui me recouvrait. J’aurais pas dû, pourtant ; la poussière, elle recouvrait tout, de toute façon, dans le quartier. Mais c’est que l’inconnue était tellement belle que j’avais pas pu m’en empêcher. Elle avait parlé, sans s’arrêter, pendant plus de deux heures. De tout, de rien, comme deux amis qui ne s’étaient pas vus depuis des jours, puis elle m’avait embrassé. Elle m’avait embrassé, et je l’avais sautée. De la manière crue et violente de ceux qui manquent d’imagination : labour simple des pauvres – à la récolte jamais assurée – arrosé de vin rouge. Puis on s’était endormis. C’est la sirène des six heures qui m’avait réveillé le matin suivant. Pas la froideur du cadavre, ni les râles d’agonie ou le boum du coup de feu, mais la sirène des six heures. M’avait bien fallu vingt minutes pour voir qu’elle était morte.

Une journée comme les autres. C’est ce que j’avais pensé. Des morts, dans cette ville, on en voyait tous les jours. Le matin, en allant à l’usine, à peine cachés derrière des poubelles, les cadavres de quelques jeunes, résultat d’une quelconque bagarre la veille au soir. Pendant le boulot, l’ouvrier épuisé qui s’écroulait dans la presse. L’après-midi, au Centre de Dépollution, quand on devait recycler les vieux trop malades. Mais c’était la première fois qu’un de ces macchabées avait l’audace de venir dans ma piaule. C’est pas que ça m’eût dérangé plus que ça, mais maintenant, il allait falloir que je change mes draps. Au prix que ça coûte !

C’est quand j’avais eu tout nettoyé, et que j’allais voir pour revendre ses vêtements que je l’avais remarqué, le petit carnet rouge qui était dans la poche intérieure de sa veste. L’écriture, dedans, était fine et rapide. Les lettres avaient sans doute été tracées avec un vieux stylo à plume d’avant la Crise. C’était un journal. Sans même m’en rendre compte, j’étais en train de le lire. Sans même m’en rendre compte, j’étais en train de détruire ma vie. La personne qui avait écrit ces lignes s’appelait Madeleine. Et moi qui n’avait même pas pensé à demander son nom à la belle inconnue… Je ne saurai sans doute jamais si l’auteur de ce journal et cette femme étaient liées. L’histoire que je lisais m’emmenait dans les temps de mon enfance, quand je connaissais encore mon âge. Elle racontait la vie de ceux qui par leur silence avaient cautionné la guerre. Elle racontait l’insouciance des aveugles. Les dernières phrases, surtout, me marquèrent.

« Je dois maintenant clore ce journal, je vais bientôt disparaître. Le futur qui s’annonce aura lui aussi sa fin, lorsque quelqu’un osera lever le voile des secrets. »

J’ignore encore les raisons réelles qui ont pu me pousser à partir. Fallait bien faire quelque chose, de toute façon. Je ne la supportais plus, la routine médiocre de mon existence d’emprunt. Après ce que j’ai enduré pendant la Crise, je ne pourrai sans doute jamais reprendre une vie normale. Et voilà que ce petit carnet rouge tombé entre mes mains m’offrait une chance de comprendre enfin la raison de tout ça… Ce « pourquoi ? » lancinant qui revenait sans cesse hanter mes insomnies, ce « pourquoi ? » dont se remplissaient mes bouteilles de rhum à mesure que je les vidais allait, peut-être, enfin trouver sa réponse. Et alors, peut-être, pourrais-je mourir tranquille.

Bien que la perspective d’une réponse à mes doutes puisse me donner une volonté de fer, il y avait un problème que je devais le régler avant toute autre chose. Il fallait que je sache qui était l’inconnue, et surtout comment elle s’était procuré le journal. A ma connaissance, une seule personne pouvait me renseigner. Le tueur. Et moi qui venait de tout nettoyer ! Plus aucun indice exploitable. L’enquête s’annonçait ardue. J’avais perdu la main.

Le journal aussi, il donnerait des pistes. Me faudrait du temps pour finir de le lire, bien sûr. Mais déjà, il me permettrait d’avoir un aperçu global de la situation d’avant-Crise, et les détails qu’il renfermait pourraient orienter mes recherches. Je ne comptais cependant pas pousser plus avant dans cette direction pour l’instant. À dire vrai, il me faisait un peu peur. C’est qu’il n’avait pas vraiment porté chance à sa précédente propriétaire.

Il allait falloir que je sois prudent. Pour rentrer tuer une femme dans le lit d’un autre, par effraction, au beau milieu de la nuit, il fallait quand même une détermination certaine. Ça ne m’aurait pas étonné qu’on essaye de m’éliminer. Et en plus j’étais recherché dans pas mal de villes ; en fait partout, mais mon visage n’était connu que de quelques personnes.

***

Je m’en souviens, c’était un lundi. J’avais tout juste fini d’effacer les traces de mon passage dans cette chambre, et je me ressassais une fois encore les événements qui venaient de se produire. Qu’avais-je à ma disposition ? L’inconnue était soignée. Sans doute riche. Elle avait réussi à trouver, à faire réparer et rouler une automobile. Elle avait vite disparu de la rue, celle-là, d’ailleurs. Il avait suffit d’une nuit pour qu’une marée de fourmis humaines la dépiaute. Il n’en restait plus rien. Et il y avait le journal.

Je n’avais pris sur moi que le strict nécessaire. 300 marks, à manger pour une semaine, de l’eau, un couteau, mon vieux 9 millimètres et ses balles, une lampe torche, des allumettes, un duvet et une tenue réversible passe-partout. Pour le reste, je trouverais bien.

La nuit s’annonçait froide. J’avançais dans les ruelles sombres et poussiéreuses de Paris, à la recherche de mon passe-droit vers le passé. C’est à l’angle de la rue Vemier et de la rue Galvani que je l’avais trouvé, le trésor de l’après-Crise. Cachée entre un monceau de gravats et la carcasse d’un vieux van, la bicyclette m’attendait. Le seul moyen de transport encore un tant soit peu fiable après la disparition du pétrole et de l’électricité. L’un des plus discrets, aussi. Où qu’on aille, sur une bicyclette, on passait toujours pour un promeneur du voisinage. Faut dire que peu d’hommes osent s’éloigner trop de chez eux par les temps qui courent

Armé de mon nouveau véhicule, et ne sachant pas trop où commencer, je m’étais laissé bercer par le mouvement régulier de mes jambes sur le pédalier, oubliant qui du vélo ou de moi mouvait l’autre ; oubliant où j’étais. Dans cet état somnambule, j’avais fini par m’arrêter, et j’avais mis pied à terre devant un hangar abandonné. J’avais alors dissimulé mon moteur dans une contre-allée et j’avais pénétré dans le bâtiment.

Ma lampe n’avait d’abord rien dévoilé de notable. Rien de plus que toutes ces friches qui pullulaient dans le coin. Un sol jonché de cadavres de bouteilles et de plaques de tôle ondulée, des murs couverts de graffitis, et une toiture branlante quasiment inexistante. Je m’étais endormi dans un coin, emmitouflé dans mon duvet.

C’est la puanteur du lieu m’avait réveillé, le lendemain matin. C’était un mélange nauséabond d’excréments, d’huile usagée, de rouille et de poussière. Et il y avait cette lueur douceâtre qui enveloppait tout. L’aube s’était levée ; elle masquait de sa pâleur huileuse la crasse environnante, ne la faisant que plus ressortir tant son absence était criarde dans ce cloaque. J’avais failli ne pas le voir, le trou béant qui s’ouvrait dans le sol quelques mètres plus loin. Il avait fallu que je manque de chuter pour que je l’aperçusse.

C’était un vieil escalier d’acier qui descendait vers un sous-sol obscur. Une brume légère en remontait, reflétant la lumière du matin ; camouflant ainsi l’entrée du tunnel. J’étais sorti clope dehors. Ce prétexte m’avait permis de vérifier que mon bicycle était encore là. Puis prenant mes affaires et brandissant ma lampe – après avoir perdu un quart d’heure à en tourner la manivelle pour recharger sa batterie –, je m’étais engagé dans ces marches incongrues.

Alors que je m’enfonçais dans ces ténèbres, le souvenir de mon rêve de la nuit précédente revint à ma conscience : La pluie tombait dru autour de moi. Les unes après les autres, des gouttes d’eau venaient s’écraser contre le macadam, dans un brouhaha menaçant. Je ne reconnaissais pas la ville où je me trouvais. Les immeubles autour de moi me faisaient penser à une de ces grandes cités indiennes qu’on en voit souvent dans les livres pour enfants. Bien qu’il y eut du monde dans cette ruelle, aucun ne semblait me voir. C’étaient des ombres planantes qui marchaient sans but, au milieu de la circulation dense – des voitures, en état de marche ! –, les yeux rivés sur la chaussée.

Moi, je battais le pavé, découvrant à chaque coin de rue des choses nouvelles. Ici, une lueur étrange semblait sortir d’un tripot. Quand je m’approchais pour regarder à travers la vitre, je remarquais un miroir étrange, d’où s’échappait en hurlant un arc-en-ciel de couleurs chamarrées, de mouvements rapides, presque insaisissables pour ma vue défaillante. Préoccupé par cette lenteur de ma vue, j’avais porté mes mains à mes yeux, pour constater avec effroi que je ne portais pas mes lunettes. Effroi inexplicable, d’ailleurs : de ma vie, je n’en avais jamais porté.

Là, une catin accoudée à un lampadaire semblait parler toute seule, bien que je remarquais avec étonnement un fil noir sortant de son oreille et plongeant dans son décolleté. Un bijou local, avais-je pensé, ou bien un artefact absurde ? Je l’entendais parler, il était question de chômage, de président négro, de services sociaux, et d’un mort. Bref, c’était à n’y rien comprendre. À part pour le chômage et le mort (quoique là aussi, la manière dont elle en parlait était étrange), j’étais bien en peine de trouver un seul référent à ma propre expérience.

J’en étais même venu à penser que cette femme parlait une autre langue, bien que la syntaxe semblât identique à celle de la mienne. Ou alors était-ce un dialecte étrange d’une quelconque zone frontalière ? Là où la guerre fait rage, la langue évolue vite.

À cet autre endroit, un homme d’au moins… soixante-dix… quatre-vingt ans ? attendait patiemment dans ce que je reconnaissais comme étant une boulangerie que la jeune vendeuse lui servît sa baguette. Mon sang n’avait fait qu’un tour. Était-il donc inconscient pour sortir en plein jour – ou en plein demi-jour, plutôt ; la pluie donnait à l’endroit une atmosphère sombre qui empêchait de deviner l’heure – au vu et au su de tous ? La première patrouille qui passerait l’emmènerait d’are-d’are au Centre de Dépollution.

Parlons-en, d’ailleurs, des argousins. Je ne les avais pas reconnus, d’abord, tant leur uniforme était bizarre. Au lieu de leur habituelle livrée brune, ils portaient un uniforme bleu marine presque noir dans la pénombre ambiante, sous lequel on devinait une chemisette blanche.

Mais le plus étrange, dans ce rêve, restait l’absence totale de présence de la mort. Aucun mort derrière les poubelles. À peine un ou deux clochards qui faisaient la manche bien tranquillement sur le perron d’une église. Pas la moindre trace de bagarre où que ce soit. Pas de marques de balles sur les murs.

J’étais choqué. Tous mes repères disparaissaient. Et je ne pus m’empêcher de pousser un soupir de soulagement quand je me souvins du cadavre d’un jeune homme aperçu dans la rue en allant vérifier ma bicyclette. Je pouvais m’accrocher à quelque chose. Ces visions n’étaient qu’un rêve. Un rêve sorti de je ne sais où.

Ma descente continuait. Rien n’était réel.

Chaque pas que je faisais, chaque marche que je descendais, un craquement sinistre se faisait entendre. Autour de moi flottait comme une odeur de rouille et de vinaigre. Malgré la lumière projetée par ma lampe, je ne voyais rien. Rien que ces marches qui descendaient encore et encore vers n’importe où. Je m’étais retrouvé, sans même m’en rendre compte, debout au milieu de nulle part. Il y avait l’escalier, et il y avait les murs, simples remparts de béton sans aucune fissure, et bizarrement aucune dégradation. Et il y avait moi. Seul au milieu de ce vide. Quelque part, j’avais l’impression que tout se refermait autour de moi, que je ne pourrai jamais ressortir. Sinistre pressentiment.

Les peurs que nous portons sont toujours rationnelles. Elles se résument à une équation simple : le temps n’existe pas, pour l’esprit humain. Le passé côtoie le futur, le présent est absent. Nous avons peur de ce qui est. Sans doute mourrai-je ainsi, écrasé entre des parois de béton de plus en plus hautes, alors que je descendrai vers les ténèbres.

Au bout de quelques minutes à nous regarder en chiens de faïence, les murs et moi, le bruit de mes pas se mit à changer sans coup-férir. De grincement il devint clapotis. Je m’aperçus alors que j’avais eu arrêté de descendre. Je progressais à présent sur un sol de béton que quelques flaques d’eau venaient transformer en miroir pour ma lampe et en carillon pour mes pieds. Les murs étaient toujours aussi hauts, mais petit à petit, les parois se desserraient. J’allais sortir du goulet.

Tout aussi soudainement, je sus que je n’étais pas seul. Enfin pas tout à fait. Un œil me suivait. L’œil du Cyclope. Mais ça, je ne le savais pas encore. C’est son reflet dans la flaque d’eau qui l’avait trahie, la caméra. Même si je n’en avais pas vu depuis des années – depuis la fin de la Crise en fait –, ma mémoire ne pouvait pas me faire défaut. C’était une de ces caméras de sécurité montées sur rail qu’on en rencontrait parfois au cours de nos missions. Un unique câble en sortait.

Étonnamment, l’étrangeté de cette rencontre ne m’avait pas affecté. Bien trop heureux d’avoir trouvé un fil d’Ariane qui me mènerait à son maître, je n’avais pas songé un instant que dans le monde actuel, une telle chose ne pouvait plus exister. Et encore moins être en état de marche. Car elle était en état de marche, c’était devenu évident. Elle me suivait sur son rail quand je me déplaçais, et un petit voyant rouge clignotait à son avant, comme pour me dire bonjour.

Machinalement, je l’avais saluée à mon tour, avant de reprendre ma route en suivant mon guide. J’avais ainsi erré pendant une heure, m’enfonçant dans un dédale de couloirs tous plus impressionnants les uns que les autres, avant de me retrouver littéralement nez à nez avec une lourde porte de fer. Si je dis littéralement, c’est qu’un majestueux bas-relief en acier ornait le portail : c’était un visage large et lourd, menaçant et chauve, portant un unique œil au milieu du front.

Je poussais la porte avec appréhension, redoutant qu’un passé que j’avais fui trop longtemps n’ait décidé de finablement me rattraper. La lumière mouvante qui baignait la salle où je m’apprêtais à entrer me força à perdre quelques minutes à accommoder. Quelques minutes durant lesquelles je me saisissais de mon flingue. Pour me retrouver face à face avec un bandeau noir et une canne blanche.

C’était une scène étrange, surréelle. Il y avait moi, tétanisé, tenant mon pistolet n’importe comment, doutant de ce que je voyais, et il y avait le Cyclope, calme, impassible, muet, et borgne. Effrayant. Il était debout devant moi, et me regardait droit dans les yeux. C’était un regard qui pouvait signifier « T’as survécu ? Putain, t’aurais dû être mort depuis longtemps vieux ! Y avait même une tombe à ton nom qu’elle avait été creusée au cimetière de la base. »

Et enfin il y avait ça : cet amoncellement d’objets hétéroclites qui recouvrait un mur entier de dix mètres par vingt. C’étaient tuyaux, câbles, plaques de verre, morceaux de bois ou d’ivoire, et que sais-je d’autre encore. C’était de ce mur que sortait la lumière. Une lumière sonore comme le ronflement d’un ivrogne. Et accompagnée d’un tuyaux inquiétant qui semblait relié à sa colonne vertébrale.

« Qu’est-ce que tu fous là ? » Les mots étaient sortis de ma bouche sans que je m’en rende compte. Qu’est-ce qu’il foutait là, ce type que je n’avais jamais vu que devant tout un attirail de technologies aujourd’hui perdues, les unes servant à le faire vivre, les autres à l’occuper ? Qu’est-ce qu’il foutait là, ce type qui aurait dû être mort depuis longtemps, maintenant que l’électricité qui activait avant ses machines n’était plus qu’un lointain souvenir ? Qu’est-ce qu’il foutait là, lui qui n’avait jamais pu sortir sans tout son absurde attirail ? Qu’est-ce qu’il foutait là, lui dont l’état physique aurait dû le condamner à la dépollution depuis longtemps ?

« Moi aussi, ça me fait plaisir de te revoir. » La voix, irréelle, était sortie du mur. En un instant, elle avait envahi toute la pièce ; rigide, métallique. Le choc du métal de mon flingue contre le béton m’avait sorti de ma stupeur. Je ne comprenais pas. Comment étais-je arrivé là ? Comment le destin avait-il fait pour nous réunir, nous, deux grains de sables dans les rouages de l’ordre établi, ici, aujourd’hui ? Il y avait bien une raison à ma présence ici ; mais malgré tous les efforts de mon cerveau rouillé je n’arrivai pas à m’en souvenir.

Un bourdonnement me fit sursauter. Une sorte de caméra volante tournait autour de moi. Comme si qu’elle me scannait de part en part. « Qu’est-ce que c’est ce bouquin dans ta poche? » Qu’elle avait dit, la voix. « Je me souviens pas de toi comme d’un liseur. » Apparement, le Cyclope avait trouvé un moyen de causer malgré ses handicaps. « Ça ? Un vestige que j’ai dégoté un peu par hasard l’autre jour. Le journal d’une femme d’avant la Crise… Son ancienne propriétaire s’est fait descendre dans mon lit. » Il y avait eu un silence. « Tu t’es encore fourré dans le pétrin. »

Et on avait continué à discuter, comme ça, dans cette ambiance surréelle, pendant des heures. Toujours aussi ingénieux, le Cyclope avait réussi à se créer sa propre petite centrale électrique en détournant l’eau des égouts. Le reste, c’était de la récup. D’une valeur inestimable. Il m’avait offert à manger, une bouillie infâme mais nutritive, et m’avait proposé un lit pour la nuit. Lui, il regarderait ce qu’il pourrait trouver sur ce carnet.

La voix métallique du Cyclope résonait en echo: « Repose-toi, tu auras besoin de forces pour ce qui t’attends. » Ses derniers mots restèrent suspendus dans l’air. Une promesse et une menace. Mes rêves cette nuit s’essaimèrent en fragments de souvenirs et apparitions des pages du journal. Un visage féminin me hantait, me susurrait les secrets d’un monde oublié depuis trop longtemps. Ces visions fébriles me conduirent dans une allée sombre, où sur le mur des lettres obscènes formait la phrase : « L’Empire n’a jamais pris fin ». Ce message s’imprima dans mon âme, ainsi qu’une angoisse indescriptible. Je découvrais une vérité cachée, bien qu’omniprésente, du monde.

Je me réveillais en sursaut. Le Cyclope était là, à m’observer de son unique œil, immobile, sans ciller. « Ce journal, il est la clef de notre survie. » Il avait passé la nuit à le compulser, et avait fini par découvrir, caché dans sa reliure, une carte. Un bunker était caché sous les ruines de la vieille ville. Et si on en donnait crédit au journal, c’est une installation de technologies oubliées qu’on y trouverait. De quoi recréer la civilisation perdue dans la Crise.

Je me préparait au voyage. « On doit trouver cet endroit ! » Le Cyclope insista : « C’est notre seule chance. » Aussitôt sa voix avait eu prix un ton plus sombre : « Je ne peux pas t’accompagner. Je suis lié à ces machines. Elles sont ma vie maintenant. » Je m’en étais douté. J’opinais gravement. Ce n’était pas sa quête. C’est seul que je devrais les découvrir, les secrets du journal. C’est seul que je l’aurai parcouru, le dédale du souvenir.

J’avais eu remonté dans le hangard où mon bicycle était caché. Je l’avais enfourché, et après être sorti de la zone industrielle, je m’étais enfoncé dans les ruelles étroites de la vieille ville. Plusieurs fois, j’avais dû faire des détours. Cette fois pour éviter une patrouille de la maréchaussée. Cette autre fois parce qu’un groupe de loubards me regardaient d’un œil torve. Cette fois encore, parce que la route était bloquée par un immeuble soudainement écroulé. Mais c’était mon destin. Je devais le trouver, le bunker. C’est à deux pas du Centre de Dépollution, à l’angle de la rue du Sommerard, que je l’avais eu trouvée, la plaque d’entrée du bunker. J’avais eu à fouiller sous les cendres qui avaient laissé un dépôt de plusieurs centimètres d’épaisseur pour la révéler.

J’avais eu soulevé la plaque. J’avais eu descendu l’échelle. J’avais eu fais quelques pas dans l’obscurité. C’est une balle qui m’avait traversé l’épaule. Je m’étais recroquevillé dans un grognement sourd. D’autres m’avaient devancé. Ceux qui avaient descendu l’inconnue dans mon lit ? J’avais dégainé mon six-coups. Une balle tirée à l’aveuglette. Au loin, un râle d’agonnie. Accroché à mon destin, j’avais changé de cachette. Et je les avais vu. Plus que deux qu’ils étaient, les coupe-jarrets. Cette fois j’avais pris le temps de viser. Et je les avais occis. Le danger avait engourdit mes sens. Mais le calme revenu, je m’étais éfondré de douleur. J’avais perdu beaucoup de sang. D’instinct, j’enfonçai mon écharpe dans la plaie, pour arrêter l’hémorragie. Je hurlais. Je me traînai jusqu’à une lourde porte de fer. L’entrée du bunker.

Pas vérouillée qu’elle était, la porte. Je la poussais avec un râle. Des machines inéffables se dressaient devant moi. Une cache de technologie d’avant-Crise. Le Cyclope m’avait laissé des instructions. À la lettre que je les suivais – je n’y comprenais rien. Et une vibration sourde s’éleva du bunker, résurrection. Une étincelle d’espoir dans un monde de ténèbres. Je m’effondrai.

C’est la douleur dans mon épaule qui m’avait réveillé. Le sang coagulé avait souillé ma chemise. La blessure était plus grave que ce que j’avais imaginé.

Inside, he discovered a functional generator and a cache of pre-Crisis technology. He connected the systems as instructed by the Cyclope, and the bunker hummed to life, a beacon of light in a darkened world. J’avais le journal dans les mains, et je l’ouvrai à sa dernière page. Les mots s’effaçaient derrière mes larmes et ma douleur. « Le futur qui s’annonce aura lui aussi sa fin, lorsque quelqu’un osera lever le voile des secrets. »

C’est alors que je l’avais réalisé. Les réponses que j’avais trouvé ne m’avais donné que plus de questions. Plus de mort. La machinerie d’avant-Crise, qui il y a encore quelques instants m’était l’incarnation de l’espoir, se moquait de moi. J’étais seul, dans le noir, mon corps me lâchait, le monde refusait de changer.

Tremblant, fébrile, j’étais remonté à la surface. Là j’avais erré sans but pendant des heures, au milieu des explosions, des cris, des pleurs. Un autre condamné au milieu de la masse, personne n’avait fait attention à moi. Alors que je m’apprêtait à me laisser crever dans une ruelle sombre, entre deux poubelles, je réalisai que mes pas m’avaient conduit jusqu’au hangard qui conduisait au Cyclope. Dans un dernier effort surhumain, je parvins jusqu’à son antre, où je m’effondrai.

J’avais rouvert les yeux. Le Cyclope tremblait. Les machines qui le maintenaient en vie étaient en train de s’éteindre. Les technologies que j’avais ressucité avaient déclenché une réaction en chaine que même son génie ne parvenait à stabiliser. Je me sentais partir, quand le Cyclope murmura « Nous avons réveillé quelque chose que nous ne pouvions pas contrôler. » Dans l’antre, ma vision s’obscursissait. Les lumières clignotaient ératiquement, projetant des ombres étranges sur les murs. Le Cyclope avait clamsé. Dans le frisson de mon dernier souffle, je m’enfonçait dans les ténèbres. Un dernier scintillement avant les ténèbres, et le silence du monde.

Une dernière pensée. « L’Empire n’a jamais pris fin. »


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